La volonté d’éradiquer la violence dans les enceintes sportives porte ses fruits, mais les nouvelles « arenas », d’où les catégories populaires se sont retirées, baignent dans une ambiance aseptisée.
Parmi les dix stades qui vont
accueillir l’Euro 2016 de
football, quatre ont été inaugurés
récemment, à Lille, Nice, Bordeaux
et Lyon. Le contraste est saisissant
avec le Mondial 1998, à l’occasion
duquel une seule nouvelle
enceinte avait été édifiée : le Stade
de France. D’ailleurs, la France n’a
pas construit tous ces stades pour
organiser l’Euro ; elle s’est au contraire
portée candidate à l’organisation
de l’Euro pour renouveler son
parc de stades. Noël Le Graët, le président
de la Fédération française de
football, le rappelait dans une interview
récente au Progrès : « L’idée de
départ était simple, elle partait du
constat que la France était très en retard
en matière d’infrastructures et
notamment de stades. Il suffisait de
regarder l’Allemagne ou l’Angleterre
pour s’en convaincre. »
Pourquoi les stades ayant accueilli
le Mondial ne conviennent-ils
plus, moins de vingt ans après ?
Qu’est-ce qui a changé depuis ?
D’abord, les institutions footballistiques
internationales fixent des
cahiers des charges de plus en plus
stricts pour l’organisation d’une
grande compétition internationale.
Ensuite, une nouvelle économie
du football s’est développée à
partir des années 1990 : libéralisation
des transferts à l’échelle européenne
à la suite de l’arrêt Bosman,
explosion des droits télévisuels
avec l’essor des chaînes sportives
payantes, réforme de la ligue des
champions qui facilite l’accès des
plus grands clubs à cette compétition
majeure…
Dès lors, un nouveau modèle de
stade s’est imposé. Ces « arenas »
modernes proposent des conditions
d’accueil plus confortables,
une excellente visibilité, une large
gamme de services, des mégastores
déclinant les produits dérivés, une
part plus importante des places réservées
aux VIP… Elles sont ainsi
censées offrir aux spectateurs une
« expérience » plus intense et au
club un élargissement de ses publics,
de la consommation au stade
et donc de ses ressources afin d’être
compétitif d’un point de vue économique
et sportif.
Puisque les normes internationales
sont strictes et que quelques cabinets
d’architectes se sont spécialisés
dans ce type d’ouvrage, l’intérieur
des nouveaux stades est largement
similaire d’une ville à l’autre,
la différenciation se faisant par la façade.
Ces nouvelles enceintes étant
situées en périphérie des villes, la
temporalité de la sortie au stade s’allonge
: il faut arriver tôt et partir
tard, ce qui évite l’engorgement des
accès et accroît la durée de consommation
au stade.
Pourquoi la France n’a-t-elle pas pris ce tournant du football moderne
lors du Mondial 1998, alors
que l’Angleterre a transformé son
football à l’occasion de l’Euro 1996 ?
Parce que, dans les années 1980, les
Anglais ont été touchés par plusieurs
drames dans les stades, provoquant
des dizaines de morts. Ils
ont pris conscience du niveau insupportable
de violence de certains
de leurs supporteurs, mais
aussi des conditions d’accueil exécrables
offertes par des stades vétustes.
Le nouveau football anglais,
puis européen, repose ainsi sur
deux piliers : de nouveaux stades et
une lutte ferme contre le hooliganisme.
C’est dans cette voie que la
France s’est engagée depuis la fin
des années 2000. Les autorités
sportives et publiques mettent en
avant ce modèle d’un stade amélioré,
plus confortable et sans violence,
afin d’attirer un public plus
« familial ».
Le Paris-Saint-Germain est le club
français qui a le plus transformé
l’expérience vécue de son stade ces
dernières années. Après la mort de
deux supporteurs, le PSG et les pouvoirs
publics ont mis en place,
en 2010, un plan de sécurité radical
pour supprimer la violence et le racisme
du Parc des Princes. Ensuite,
quand de riches actionnaires qataris
ont repris le club, ils ont entrepris
de réaménager l’intérieur du
Parc en suivant les principes modernes
et d’offrir un spectacle haut
de gamme : des vedettes sur le terrain
et dans les tribunes, des animations
variées autour du match,
une augmentation forte du prix
des places… Aujourd’hui, le Parc ne
connaît plus de problèmes de violence
et de racisme, mais l’ambiance
a fortement décliné et les catégories
populaires tendent à être
évincées.
De plus, le Parc est devenu un espace
extrêmement contrôlé : trajets
balisés en amont ; contrôle
d’identité à l’entrée ; tri parmi les
supporteurs, des fans n’étant pas
interdits de stade par les autorités
publiques se voyant refuser l’accès
par le club parce que perçus
comme dangereux du fait de leur
violence ou de leur esprit contestataire
; individualisation des publics,
tous les groupes de supporteurs
– même ceux n’ayant jamais
posé de problèmes – ayant disparu ;
bannissement de tout discours critique
envers le club ; rondes incessantes
des stadiers dans les deux
tribunes derrière les buts pour contrôler
le comportement des supporteurs
et exfiltrer ceux qui se
conduisent mal…
Cette évolution du Parc amène à se
demander si les nouveaux stades
sont bien les meilleurs des stades
ou si, comme dans Le Meilleur des
mondes, d’Aldous Huxley, ils annoncent
un avenir des stades caractérisé
par l’extension du domaine
du contrôle et de la consommation.
Des stades où Balthazar, le coq du
fan des Bleus Clément d’Antibes,
n’a pas droit de cité. Des stades où
les banderoles contestataires sont
prohibées, car politiques.
Cette évolution n’est pourtant
pas inéluctable. En effet, des supporteurs
s’organisent à l’échelle locale,
nationale et internationale
pour défendre une vision plus « populaire
» du spectacle sportif. De
leur capacité à porter un discours
clair et rejetant la violence dépendra
l’évolution des stades. Elle dépendra
aussi de l’attitude des dirigeants
du football qui ne sont pas
tous convaincus par le modèle parisien.
Par pragmatisme d’abord, car
ils sont conscients de ne pas pouvoir
remplir leur stade s’ils écartent
une grande partie de leur public
traditionnel et s’ils augmentent
fortement le prix des places.
Mais aussi par conviction.
Le Parc olympique lyonnais, inauguré
en janvier, fait office de contre-
modèle par rapport au Parc des
Princes, en tentant de concilier les
exigences du « football business »
et de la sécurité, avec le respect des
traditions du club et du football.
Contrairement à Paris où le public
tend à s’homogénéiser, le Stade
lyonnais, comme ses homologues
allemands, offre des secteurs différenciés
permettant de satisfaire les
divers publics (anciens comme modernes),
y compris les fans festifs
et/ou populaires. Jean-Michel
Aulas, le président de l’OL, considère
les associations de supporteurs
comme des « syndicats » avec
lesquels il convient d’entretenir un
bon dialogue social, et il leur permet
d’animer les tribunes de manière
autonome.
Les nouveaux stades ne sont
donc pas réduits à l’alternative
d’un stade bouillant et violent ou
d’un stade contrôlé et aseptisé.
D’autres options existent : pour les
construire, il est nécessaire
d’ouvrir un véritable débat sur ce
que doit être un stade de football
dans notre société.
(Le Monde)
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