mardi 7 juin 2016

Euro 2016 - Comment naissent les éléphants blancs ? (chapitre 3 - Petite histoire d'éléphants blancs)

Copyright JDLesay
Le phénomène prit de l'ampleur en 1990, quand l'Italie organisa le Mondial. Dix ans plus tôt, pour accueillir un Euro de football d'une envergure restreinte – huit équipes seulement participaient à la phase finale –, la péninsule avait mis quelques coups de peinture sur des stades "vieillissants". Et elle jugea bien vite qu'elle avait alors manqué une occasion de mettre ses stades au niveau –au niveau de quoi ?

En 1990, les stades Olympique de Rome, San Paolo de Naples et San Siro de Milan furent entièrement couverts, le stade Bentegodi de Vérone fut agrandi. A Gênes, on détruisit puis on reconstruisit le stade Luigi-Ferraris. Les travaux les plus spectaculaires concernèrent deux nouvelles constructions. A Turin, on abandonna le vieux Stadio Comunale au profit d'un stade tout neuf…  totalement inadapté au football. Au point qu'après des d'années passées à s'enrhumer dans les courants d'air de ce monstre froid et surdimensionné où ses supporteurs étaient tenus à distance lunaire de l'aire de jeu, la Juventus de Turin préféra que l'enceinte fût détruite en 2008 pour pouvoir se construire un autre stade… plus petit. Quant à l'autre club local, le Torino, il avait fait ses valises dès 2006, pour trouver refuge au… Stadio Comunale rénové. Fiasco, vous avez dit fiasco ? Enfin, à Bari, on édifia une enceinte de 58.000 places dans une ville où le club phare avait navigué entre les Séries B et C durant les deux décennies précédentes.
Puisque nous venons d'évoquer Bari, le moment est venu d'ouvrir une parenthèse enchantée, qui va nous transporter vers l'Inde mystérieuse et nous éclairer sur un terme récurrent à l'heure d'évoquer ce grand vaisseau immobile et triste de notre océan urbain, vaisseau dont les silences sont d'autant plus assourdissants qu'il a été conçu pour accueillir des dizaines de milliers de supporteurs vociférant. Nous avons nommé l'éléphant blanc (celui-là même qui barrit).
"Un éléphant blanc est un éléphant albinos. Extrêmement rares, les éléphants blancs sont considérés en Asie comme des joyaux inestimables." Ce n'est pas nous qui l'affirmons, mais Wikipédia, ceci étant précisé pour qu'on ne nous accuse pas de piller le web sans citer nos sources ! Joyaux inestimables, donc, les éléphants blancs étaient jadis offerts en cadeau aux princes indiens les plus puissants. Offrande attentionnée s'il en est, à ceci près qu'étant un animal sacré, l'éléphant blanc ne saurait travailler et accomplir aucune tâche utile pour son propriétaire. Et la grande et belle bête de se muer en une grosse et encombrante et coûteuse chose qu'il faut entretenir à grands frais sans espoir d'en tirer le moindre bénéfice autre qu'esthétique. Et naturellement, il est hors de question de rendre son cadeau au généreux donateur qui, de sa province reculée mais prospère, ricane dans sa barbe fleurie (ou se frise les moustaches, selon la mode en vigueur).
Si le football n'a pas l'apanage des éléphants blancs – le stade olympique de Montréal construit pour les JO de 1976 constituant une référence mondiale en la matière –, il enfonce toutefois tous les autres sports à l'heure des bilans. Jugez-en plutôt…
Au Portugal, pas moins de dix stades d'une capacité moyenne supérieure à 37.000 places furent exigés pour accueillir l'Euro 2004. Des stades construits ou profondément rénovés qui pour certains servaient à des équipes ne rassemblant pas plus de 2.000 spectateurs en championnat. Comme à Leiria, où le club a fini sa course en première division en n'alignant que huit joueurs – le minimum autorisé – pour faire des économies ! A Leiria, la rénovation du stade coûta 55 millions d'euros, et lors de l'Euro 2004, on y joua que deux matchs… dont l'un ne fit pas le plein. A Faro, le Stade de l'Algarve flambant neuf et ses 30.000 places, d'un coût global de 66 millions d'euros, n'ont jamais trouvé de club résident pérenne.
La même année, les Jeux olympiques d'Athènes ont doté la capitale grecque d'un ensemble d'équipements sportifs dont l'état de délabrement avancé dix ans plus tard laissait augurer un futur potentiellement glorieux. Qui sait vraiment si le Parthénon ne fut pas en son temps un bâtiment surdimensionné et finalement inutile sorti de terre par la seule volonté d'un monarque mégalomane (désolé pour le pléonasme) ?
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En 2010, la Coupe du monde de football organisée en Afrique du Sud donnait un nouvel exemple de gabegie à grande échelle. A Durban, on construisit de l'autre côté de la rue où trône le Kings Park et ses 55.000 places une enceinte ultra moderne de 62.000 sièges, pour un club résident qui évolue aujourd'hui en deuxième division. Idem au Cap, où le stade de rugby de 50.000 places aurait sans doute pu permettre à 22 jeunes gens en short de s'adonner aux joies du ballon rond. Mais on préféra ériger une nouvelle enceinte. A Nelspruit, non loin du célèbre parc animalier Kruger, la métaphore de l'éléphant blanc prit toute sa dimension, même si le stade est surnommé "la girafe" en raison du motif zébré que forment dans les tribunes ses 40.000 sièges noirs et blancs. Dans cette ville tranquille situé à l'extrême est du pays, on joua quatre matchs sans que le rythme très provincial de la cité n'en fût affecté. Puis on faillit tirer le rideau puisqu'il n'existait aucune équipe de football locale. Finalement, on obligea l'équipe de rugby des Pumas de Witbank à déménager à Nelspruit pour y disputer ses matchs de Currie Cup.  On ne pourra plus dire qu'on y peint la girafe… 
A-t-on seulement appris de ces erreurs ? Pensez-vous ! Pour l'édition 2014 de sa Coupe du monde, et après plusieurs années d'une profonde crise économique mondiale, la Fifa se laissa déborder par la fièvre constructrice du pays hôte, le Brésil, un pays où certes le football est roi, mais où les stades de première division ne rassemble en moyenne que 13.000 spectateurs par match[1]. La palme de l'hérésie revenant cette fois à Brasilia, où le stade fut rénové et agrandi à grands frais alors qu'il n'existe pas de club de haut niveau dans la capitale fédérale brésilienne. Après le tournoi, pour amortir les coûts d'entretien exorbitants de l'équipement, on transforma le parking en dépôts de bus ! A Cuiaba, dans une ville où l'équipe locale attire rarement plus de 1.000 spectateurs, c'est une enceinte de 42.000 places que l'on construisit. A Manaus, on détruisit un stade entièrement rénové en 1995 pour en rebâtir un nouveau alors que le club local évolue en 4e division !
A chaque fois, la même et obsédante question revient à l'esprit : pourquoi construire de grands stades dans des villes qui n'en ont absolument pas besoin ?!



[1] Sport éco, ministère des Sports, avril 2015.

Lire le chapitre précédent : La télévisionchange la donne
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Journaliste spécialisé dans l'actualité sportive, j'ai collaboré, entre autres, à So Foot, Libération, Radio France Internationale. Aujourd'hui, je suis particulièrement les politiques sportives au plan national et dans les collectivités locales pour Localtis.